Le solstice d’été est passé, les jours vont raccourcir jusqu’à ne plus être que nuits d’hiver. L’éveil gagne sur le sommeil et souvent je me retrouve sous le soleil de minuit à me balader dans la nature ou encore dans le jardin à adresser une prière aux elfes qui nous protègent.
Contrairement à ce que nous souhaiterions, certaines choses ne sont pas de notre ressort. Voir les trolls dans la roche, rencontrer des elfes ou encore être témoin de faits, disons, inhabituels tout ça donc nous est accordé non pas comme une capacité de plus – au même titre que l’ouïe ou l’odorat- mais bien comme une permission. Ce sont les êtres eux-même qui nous autorisent à les voir, à communiquer avec eux, à échanger des services. C’est comme ça, et il faut l’accepter. Des histoires de trolls, d’êtres de lumière, d’elfes et même de fantômes, j’en ai un sac plein à vous raconter. Oh je ne suis pas experte. Ici, en Islande, il y des gens qui ont été choisis par les elfes pour représenter « leurs droits » auprès de la société des hommes. Je suppose que toute minorité a droit à son avocat. Le seul droit que nous, humains pourrions nous octroyer, est celui de respecter ce qui ne sera jamais de notre ressort. Que nous croyions ou non que dans la nature d’autres êtres évoluent parallèlement à nous, là n’est pas la question. Nous, les hommes, ne sommes indispensables à aucune autre espèce, animale, végétale ou encore moins elfique.
Une nuit de solstice, je ne pouvais pas dormir et décidais de partir me balader dans la nature.
La rivière grondait sous un manteau de brume et la rosée perlait sur les fleurs de lupin. Ma balade était des plus agréables, je prenais des photos et m’arrêtais de temps à autre pour respirer à plein poumons l’air chargé de mystère. Longeant la rivière tulmutueuse d’Ölfus sur un chemin que je pratiquais presque tous les jours, je remarquais une ombre dans la rivière. Rien de bien étonnant, entre les objets divers que les inconscients balancent à l’eau et les roches qui apparaissent et disparaissent au gré des crues, le paysage est changeant. Pourtant cette partie de la rivière est souvent laissée en paix, trop éloignée de la ville pour être polluée (la pollution n’est -elle pas avant tout une fille de la paresse ?). Cette fois-ci, l’ombre était plus grande, plus impressionnante que celle d’un gros caillou ou bien d’un chariot de supermarché. Une ombre plate, brune, rectangulaire flottant juste à la surface de l’eau que je cru d’abord être un radeau mais qui en m’approchant du bord se révéla être une porte avec trois pierres posées dessus.
Qui balance une porte dans une rivière ? Me demandai-je en essayant de me rappeler si une tempête avait peut-être créé des dégâts en amont de Selfoss et passant en revue toutes les raisons possibles pour qu’une porte se retrouve dans une rivière. Une nuit de solstice d’été, une porte apparait dans la nature et je suis la seule à la voir ? Souvenez vous qu’ici les êtres ne vous donnent pas le choix. La rivière Ölfus est puissante et tumultueuse, j’y ai vu des troncs d’arbres et des plaques de glace passer à la vitesse de la course de l’homme. La rivière Ölfus est née de deux autres rivières, l’une brune venant des montagnes et l’autre laiteuse née d’un glacier. À la fonte des neiges, elle se hisse jusqu’aux marches qui mènent au pont et menace la tranquillité de la ville. L’été, elle peut s’assécher à tel point que des habitants de la ville se souviennent avoir dans leur jeunesse marché jusqu’à l’une des îles qui ornent la rivière. Ölfus est marquée par une grande cicatrice qui lui permet de garder ses teintes brunes et turquoises bien séparées, une faille qui passe discrètement sous le pont d’Ölfus et sépare dit-on l’Amérique de l’Europe… Dans cette rivière qui gronde et qui menace, comment est-ce qu’une porte peut rester immobile et insensible au courant ? Elle était là et ne bougeait pas et la raison de son existence me troublait. Était-ce une invitation au voyage ? Devais-je telle Alice me retrouver de l’autre côté du miroir ? Je savais que les invitations ne se renouvelleraient pas mais la peur de l’inconnu me faisait reculer. Après avoir poliment remercier l’invitation implicite, et adressé une prière de paix et d’amour, je prenais le chemin du retour. Je me sentais lâche et forte à la fois, quelqu’un m’avait fait confiance et c’est toujours un honneur que d’être considéré comme digne de confiance. De la porte, il ne reste que cette photo. Elle a disparu aux environs de la Saint Jean (24 juin). Pendant ces trois jours, elle ne sembla pas attirer l’attention des promeneurs. J’emmenais quelques amis et mes enfants voir ma porte mais, si je ne leur pointais pas la chose incongrue qui flottait sur la rivière sans pour autant être emportée par le courant, personne ne semblait remarquer sa présence. Après tout, peut-être n’était-ce qu’un de ces déchets qui se retrouvent sans raison aucune flottant dans la rivière…
La vie a repris son cours, la porte n’est plus et la rivière continue de gronder dans la nuit.