Entre 1827 et 1885, la France se perd sur les cartes et les lieux encore blancs où aucun nom n’est inscrit, aucune frontière tracée, aucune fleuve réellement connu entre son embouchure et sa source. Les voies commerciales sont encore des eldorado qu’il faut mettre à jour, percer au milieu des forêts hostiles ou des déserts meurtriers et dont on ne connait pas encore l’étendue. Ernest Doudart de Lagrée, Francis Garnier, Pierre Savorgnan de Brazza, Joseph Gallieni seront autant d’exemples d’explorateurs ou aventuriers devenus à leur insu, consciemment ou non, dotés de bonnes intentions pour certains, les objets de cet esprit conquérant que la troisième république apposera sur le monde, dans une compétition qui fera se partager le monde aux grandes puissances. Le gouvernement de Jules Ferry sera le point d’orgue de cette manie et portera les armées françaises à éteindre leur main de fer sur ce qu’on appellera les protectorats et qui ne seront ni plus ni moins que des puits de ressources, de matériaux et de main-d’œuvre arrachés à moindre coût, un ersatz d’esclavage.
Quelques temps avant la chute de Ferry, entre 1882 et 1883, une expédition scientifique saura, elle, garder l’esprit de découverte. Menée par le commandant Louis Ferdinand Martial à bord du trois-mats barque la Romanche, une équipe de marins français exploreront les recoins vertigineux de la Terre de Feu avec ses îles engoncées, ses déserts rocailleux et ses vents impétueux et ils iront à la rencontre d’un peuple déjà en ces temps en train de mourir, dont les rares représentants sont rongés par l’alcool, les maladies et déjà ce qu’on peut nommer la civilisation. Certains de ces Yámanas ont déjà fait l’objet d’exhibitions, parqués dans les zoos humains des capitales européennes. Pourtant, sous l’impulsion du médecin de la mission, le docteur Paul-Daniel Hyades, la mission se transformera en aventure ethnographique de première importance, qui ouvrira la voie à bien d’autres par la suite, non plus dans un esprit de conquête, mais de connaissance. Le bon docteur se prendra de passion pour ce peuple dont il ne reste plus à l’époque déjà que trois centaines d’âmes, dressera un dictionnaire de leur langue considérée comme un isolat, sans possibilité de la relier à une famille connue et rapportera une somme documentaire de ce bout du monde aux accents chamaniques.
Navire du Commandant Louis Ferdinand Martial, La Romanche - Cap HornCe texte rédigé par le commandant Martial est une prise de conscience tardive des erreurs du passé et montre à quel point la vision de cette époque est en train de changer.
Le Fuégien est gai et rieur ; sa physionomie mobile passe sans aucune transition du rire à l’expression sérieuse qui lui est habituelle ; ce sont de bons mimes et ils imitent presque toujours les sons et les mouvements qu’ils voient faire, ce qui rend les interrogations très difficiles avec eux. Ils sont peu communicatifs mais leur intelligence et leur attention sont toujours en éveil contrairement à ce qui a été dit relativement aux Fuégiens venus en France. On n’a peut-être pas suffisamment tenu compte des conditions absolument différentes de leurs mœurs et de l’ignorance du langage. Je me suis toutefois demandé à ce sujet quelle expression pourrait bien refléter notre physionomie si nous étions brusquement transportés dans une cabane au milieu d’un cercle de Fuégiens nous interrogeant curieusement sur nos mœurs et voulant se rendre compte de nos habitudes.
[BnF/SG, colis 11 bis, 2369]
Manuscrit d’une conférence prononcée par le commandant Martial (extraits), 1884
in Aventuriers du monde,
éditions L’iconoclaste, 2013
A ce jour, la population totale des Yámanas (ou Yagan) est estimée à une petite dizaine, répartie entre le Chili et l’Argentine. Un seul d’entre eux vit encore à ce jour sur son territoire d’origine, la Terre de Feu.
- Museo Chileno de Arte Precolombino
- The Beagle Project
- Louis Ferdinand Martial sur Tradition école navale
- La Romanche en Terre de Feu et au Cap Horn (1882-1883)
- Les indiens Yamana