François Mitterrand retourne à Venise au mois de juin 1995, en compagnie d’Anne Pingeot. Il loge chez Zoran Music, au palazzo Balbi-Valier et s’adonne à la flânerie dans les calli.
Il lui est impossible de s’égarer dans cette ville qu’il connaît si bien, mais pour ses derniers plaisirs vénitiens, il confie ses pas au hasard. "Qui n’a en effet éprouvé comme moi le bonheur simple du promeneur, se perdre dans les ruelles qui semblent s’ignorer et qui composent cependant la plus savante géographie, surprendre un jardin odorant de glycines, recevoir le choc que vous donnent la ligne d’un toit, la couleur d’un mur, la tendre lassitude des ocres, parcourir ses places, rencontrer ses églises, ses palais où l’on ne sait qui l’emporte de la prière ou de l’orgueil avec soudain ces espaces qui s’ouvrent sur la rive d’en face et, si l’on veut bien regarder au-delà, sur le monde d’en face ; incitation aux échanges, au voyage, à la conquête et à la découverte là où s’accomplit le génie vénitien." (Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la fascination de Venise et la mobilisation des intellectuels pour la philosophie, lors de la remise du diplôme de docteur "Honoris Causa", Venise le 27 avril 1992. voir)
Un pantalon et une veste de toile claire, rehaussée de la rosette de la Légion d’Honneur, une chemise de vichy bleu marine, et, le fameux chapeau blanc à ruban noir qu’il affectionne dans ses voyages, sont sa tenue de "touriste" vénitien. Il a tant envie, tant besoin de promenades, qu’il a emporté ses chaussures de Solutré, de gros godillots beiges à semelle crantées pour la marche. Il sent sa santé retrouvée, et les trois-cent soixante ponts de Venise ne lui font pas peur, il se sent l’âme de les escalader et d’affronter sans peine le labyrinthe des petites rues d’une Venise qu’il a bien l’intention d’arpenter, sillonner, avec patience et endurance. Il pense alors à Montesquieu qui confiait : "… mes yeux sont très satisfaits à Venise, mon cœur et mon esprit ne le sont point. Je n’aime pas une ville où rien n’engage à se rendre aimable ni vertueux".
A chacun ses manies, François Mitterrand sait que Théophile Gauthier aime San Marco, temple du verbe, Chateaubriand le monastère de Murano, George Sand s’est choisi un endroit délicieux pour dormir, un perron de marbre proche des jardins du vice-roi, Henri de Régnier goûte au café Florian tous les jours à cinq heures et il n’oublie pas Paul Morand qui plutôt qu’un séminaire de Morbidezza fit de Venise son école d’énergie et pas davantage, Marcel Proust qui fît de la Cité des Doges le symbole de l’indépendance et de l’affranchissement, symbolisé par la confusion des éléments : "L’on ne sait où finit la terre, où commence l’eau" dit Elstir à Albertine dans La recherche.
Quand à François Mitterrand, l’épicurien, L’Altanella et ses spécialités de poisson et polenta aux seiches grillées vaut le déplacement à la Giudecca, pour de longs déjeuner sur la terrasse au dessus de l’eau.
Pourquoi cette prédilection pour la Giudecca? Est-ce parce qu’au IXème siècle elle fut le lieu d’exil des aristocrates turbulents (Giudecca dériverait de giudicare, juger), qu’elle abrite une prison pour femmes reconverties en fées industrieuses, que Casanova y aima dans l’obscurité une dénommée Caterina (comme on prête à Mitterrand d’y avoir eu une relation avec un artiste peintre vénitienne) ou parce que les légumes qui y poussent, dans de mirifiques jardins cachés, exigent un silence que rien ne doit polluer, sinon le chant des oiseaux et la brise salée de la lagune?
Mais lors de ce dernier séjour à Venise, François Mitterrand ne peut parcourir Venise autant qu’il l’eût souhaité. Les Frari sont déjà trop loin, la Riva degli Schiavoni également. Il limite ses déplacements aux alentours du palazzo Balbi-Valier qui fait l’angle entre le Canal Grande et le rio San Vio. Il arpente les calli jusqu’à la Salute, la Douane de mer qui n’est pas encore devenue la propriété d’un français, le palazzo Dario et ses malédictions, ou le précieux et opulent palazzo Grassi.
Il coupe la pointe de Dorsoduro pour la passegiata sur les Zaterre, où, vieillard anonyme au milieu d’autres vieillards anonymes, ils prends le soleil sur ce quai baigné de lumière et loin des hordes de touristes.
Gourmet et gourmand, il fréquente avec assiduité les trattorias proches, dont il affectionne l’anonymat autant que la cuisine : Aï Gondolieri, et surtout, le Cantinone Storico, à côté de la boutique d’un encadreur, le long d’un canal qui mène jusqu’aux Zattere, une trattoria populaire et très simple.