« Je ne suis pas aventurier ou mercenaire. Je suis l’homme d’un rêve, et on ne change pas de rêve pas plus qu’on ne change de peau »
Si toutefois un jour vous croisez la route de cet homme, au hasard de vos lectures, dites-vous que vous êtes face à un des plus étranges personnages qui soit. Vous en trouverez un portrait échevelé, longue moustache portée comme des oripeaux de guerrier barbare, col de fourrure épaisse, gants blancs et sabre effilé dans Corto Maltese en Sibérie, mais vous le trouverez aussi au cœur d’un roman ténébreux de Joseph Kessel, Les temps sauvages, en ombre chinoise, tapi dans l’obscurité au côté de Semenov et de Koltchak. Celui qui parle de Nikolai Robert Maximilian von Ungern-Sternberg avec le plus de majesté et qui en brosse un portrait d’illuminé sauvage, de chef de guerre impitoyable et sanguinaire, c’est le géologue Ferdynand Ossendowski, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois sur ce blog, au travers de son livre monumental Bêtes, Hommes et Dieux, et s’il en parle avec autant de véracité, c’est que contrairement aux autres, lui l’a rencontré dans son antre. Les deux hommes mus par un but commun, échapper aux Bolchéviks, se sont serrés les coudes jusqu’à temps que le baron fou connaisse le destin funeste que lui avait prédit un chaman mongol.
Roman von Ungern-Sternberg
en uniforme de général de l’armée impériale en 1917
Comme je passais le seuil, un homme vêtu d’une tunique mongole en soie rouge se précipita sur moi comme un tigre, me serra la main d’un air pressé, puis se laissa tomber sur le lit qui se trouvait d’un côté de la tente.
— Dites-moi qui vous êtes. Nous sommes entourés par les espions et les agitateurs, s’écria-t-il d’un voix criarde où perçait la nervosité.
L’homme ne me quittait pas du regard. Il ne me fallut qu’un instant pour le dévisager et cerner son caractère : une petite tête et de larges épaules ; des cheveux blonds en désordre ; une moustache rousse en brosse, un visage émacié comme celui des vieilles icônes byzantines. Dans cette physionomie, un détail occultait tous les autres : un grand front avancé qui surmontait des yeux d’acier, perçants, fixés sur moi comme ceux d’un animal au fond d’une caverne. Aussi brève qu’ait été mon observation, elle m’avait suffit pour comprendre que j’avais devant moi un homme dangereux, prêt à commettre sans tergiverser l’irréparable. Bien que le danger fut évident, je n’en oubliais pas son attitude insultante.
Issu d’une vieille famille noble de la Baltique remontant au XVème siècle et toujours représentée, le baron fou (ou baron sanglant, ou baron noir) est un personnage que la folie a pris tandis qu’il menait les Armées Blanches avec le Général (tout aussi fou, mais beaucoup moins excentrique) Grigori Mikhaïlovitch Semenov et lorsqu’il prit la décision de la rupture avec son supérieur, l’Amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak. Ungern-Sternberg conduira un corps indigène composé de Mongols, Bouriates, Kalmouks, Kazakhs, Bachkirs et de Japonais qu’il tiendra d’une main de fer, il se convertit au bouddhisme tibétain et tentera même de remettre sur son trône l’empereur mongol Bogdo Khan. Se rêvant l’exterminateur des Bolchéviks en Russie, il se voyait la réincarnation de Gengis Khan et arborait fièrement une posture panmongoliste. Pourchassé par les Rouges qui en avaient une peur bleue, le baron blanc finit exécuté au terme d’une parodie de procès… Ne reste que le souvenir d’un fou dans les chants des Mongols des steppes…
Roman von Ungern-Sternberg aux alentours de 1919
en uniforme mongol tandis qu’il est à la tête
de la terrifiante « Division sauvage »
Les prophéties se sont réalisées. Environ cent trente jours après notre séparation, le baron fut capturé par les bolcheviks, à la suite de la trahison de ses officiers. Il fut exécuté à la fin du mois de septembre.
Baron Ungern von Sternberg… Comme un orage sanguinaire du Karma vengeur, il passa sur l’Asie centrale. Qu’a-t-il laissé derrière lui ? L’ordre du jour sévère qu’il adressa à ses soldats et qui se terminait par les paroles de la révélation de saint Jean :
— Que personne n’arrête la vengeance qui doit frapper le corrupteur et le meurtrier de l’âme russe. La révolution doit être arrachée du monde. Contre elle, la révélation de saint Jean nous a prévenus en ces termes : « Et la femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres précieuses et de perles ; elle avait à la main une coupe d’or pleine des abominations et de la souillure de ses impudicités. Et sur son front était écrit ce nom mystérieux : la grande Babylone, la mère des débauches et des abominations de la terre. Je vis cette femme enivré du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. »
C’est un vrai témoignage humain qu’il laissait là, un témoignage de la tragédie russe, une témoignage peut-être de la tragédie mondiale.
Mais il restait une autre trace, plus importante encore.
Dans les yourtas mongoles, près des feux des bergers, Bouriates, Mongols, Dzongars, Kirghiz, Kalmouks et Thibétains racontent la légende née de ce fils de croisés et de corsaires : « Du Nord est venu un guerrier blanc qui appela les Mongols, les conviant à briser leurs chaînes d’esclavage, qui tombèrent sur notre sol délivré. Ce guerrier blanc était Gengis Khan réincarné ; il a prédit la venue du plus grand de tous les Mongols, qui répandra la belle foi de Bouddha, la gloire et la puissance des descendants de Gengis, d’Ugadaï et de Kublaï Khan. Et ce temps viendra ! »
L’Asie s’est réveillée et ses fils prononcent d’audacieuses paroles.
Il serait bon, pour la paix du monde, qu’ils se montrassent les disciples des sages créatures. Qu’ils suivent Ugadaï et le sultan Baber plutôt que de se ranger sous les auspices des mauvais démons de Tamerlan le Destructeur.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920-1921
Editions Phebus Libretto
A lire, ce très bon article sur Libération, Le baron perché.