Episode n°5 : le chaos

Publié le 20 octobre 2010 par Venetiamicio
©Marie Daynié http://autourdemoietailleurs.blogspirit.com
©Catherine Hédouin
...Elle sortait des tréfonds de l'horizon et sa taille augmentait au fur et à mesure qu'elle approchait. Elle se déplaçait sur l'eau dans une attitude guerrière qu'il ne lui connaissait pas. Son avancée était aussi inexorable que sa croissance. Elle fut bientôt aussi immense que le monde. Soudain elle leva ses bras gigantesques et la mer entière se retira. Un silence pesant se posa sur la plage nue. Elle était là, titanesque, obstruant tout l'horizon, ses longs cheveux tournoyaient autour de son visage grimaçant. Il ne vit pas dans le lointain une longue barre d'écume. Il était tétanisé par les cheveux de sa mère devenus peu à peu vivants. Ils se tordaient, se dressaient, s'enroulaient tels un nid de serpents. Soudain il la vit. Une vague gigantesque galopait dans le lointain. Elle arrivait à une vitesse folle. Elle fut soudain là dressant ses griffes d'écume et sa voûte bleue colossale au dessus de sa mère. Elle resta quelques instants en suspens préparant son assaut. Il ne pouvait fuir il était pétrifié. Soudain sa mère l'appela, elle redevint aussitôt minuscule et la vague se mit à tomber sur elle dans un fracas d'épouvante. Il se réveilla en sursaut le corps en sueur, l'âme chavirée. Devait-il prendre au sérieux ce rêve, il l'ignorait. Il se mit à scruter la mer guettant le moindre signe. Il fit part de ses craintes à quelques unes des personnes qu'il connaissait, toutes lui rirent au nez, jamais une aussi grosse vague n'avait été vue de mémoire d'homme. Il savait pourtant que les messages de sa mère étaient lourds de sens. Il essaya de rencontrer Spiranza mais il constata qu'elle le fuyait, ses deux garçons ne la quittaient plus. Il commença à construire un nouveau bateau plus grand que le sien. Il y travailla jour et nuit dans une frénésie qu'il ne contrôlait plus. Un mois plus tard il refit le même rêve mais dans celui-ci sa mère n'était plus seule sous la vague, Spiranza et ses fils se tenaient à ses côtés. Cette fois-ci il ne pouvait plus douter il alla voir le mari de Spiranza et lui parla de son rêve, celui-ci ne le crut pas comme les autres habitants de l'île. Il n'insista pas car sa position d'étranger était trop précaire. Il profita de l'absence du mari pour aller voir Spiranza. Elle ne voulait pas le suivre mais il lui montra la mer et ses enfants alors elle accepta. Il se promenèrent les pieds dans l'eau, les petits garçons couraient devant eux. Ils restèrent longtemps sans rien se dire. La journée était lumineuse, des mouettes tenaient de grandes assemblées sur la plage. Des retardataires tentaient de les rejoindre de leurs petits pas pressés. Les garçons s'en approchaient en riant et soudain, dans un bruissement d'ailes, toute la colonie s'éparpillait comme des pétales dans le vent. Ils sentaient émaner de leurs corps une joie réciproque. Marcher simplement l'un à côté de l'autre rassasiait une soif dont ils découvraient l'évidence. Elle déroulait son corps dans la marche avec légèreté et souplesse. Son port de tête était magnifique et ses chevilles et ses poignets fins et racés. Quand elle tournait la tête vers lui l'envie de l'embrasser le tenaillait. Elle le regardait avec la même gourmandise, oubliant tout hormis cet instant. Il lui montra le petit pot. Elle fut stupéfaite et troublée. Elle tournait interminablement entre ses mains le petit pot passant d'un visage à l'autre. Elle touchait ses nattes d'un geste réflexe comme pour se rassurer. Il prit cette main inquiète entre les siennes. Ce premier contact leur fit l'effet d'une décharge. Ils reculèrent. Leur désir flottait autour d'eux les rapprochant inexorablement. Il embrassa sa main avec une douceur infinie, elle l'attira à elle et leurs lèvres se joignirent. L'univers autour d'eux se mit à chavirer. Lorsqu'ils ouvrirent les yeux ils n'étaient plus les mêmes. "Nous devons partir". Elle acquiesça. Tout devenait très clair. Ils devaient préparer leur départ. Se lâcher la main leur sembla presque impossible. Ce fut comme un arrachement. Leurs peaux ne voulaient plus se quitter. Il la repoussa gentiment. Elle sourit. Ils partirent chacun de leur côté. Leurs balluchons respectifs furent rapidement prêts. Veit et Iwo n'y virent qu'un jeu excitant. La nouvelle barque attendait. Ils embarquèrent leurs maigres affaires dans l'ancienne barque, l'attachèrent à la nouvelle et partirent aussitôt. Leurs visages irradiaient de joie. Les deux moitiés de la légende s'étaient retrouvées. Ils se cherchaient du regard et de la peau. Il rama avec énergie le danger pouvait intervenir à tout moment. Il partit vers la terre ferme, il espérait ne pas avoir trop attendu. Le temps s'écoula avec lenteur. Ils étaient partagés entre la joie d'être ensemble et la crainte de l'énorme vague. Les petits Iwo et Veit dont c'était le premier vrai voyage se réjouissaient d'un rien. Ils firent une brève halte sur l'île de sa mère. Le cairn était intact. Des fleurs de coquelicots y avaient déployé leurs corolles froissées. Il repartit, ce signe de vie lorsqu'il était sur une tombe devenait un présage de mort proche. Spiranza se mit à ramer avec lui, ils devaient faire vite. Ils n'écoutaient pas leur fatigue et se relayaient lorsque leurs muscles devenaient trop douloureux. Ils réalisèrent soudain que plus un seul oiseau ne volait au-dessus d'eux. La mer semblait s'être vidée de tous ses habitants. Ils reprirent leurs efforts. Ils sentirent des mouvements inhabituels sous l'eau comme des secousses venant des profondeurs. "La terre !" crièrent les enfants. Cela déculpla leurs forces. Ils accostèrent enfin. Les deux barques furent tirées le plus loin possible de la plage puis solidement amarrées avec la corde de la mère. Ils prirent leurs baluchons, chacun un enfant par la main et ils se dirigèrent vers la colline la plus proche. Ils criaient aux rares personnes qu'ils rencontraient de fuir avec eux mais personne ne les écoutait. Alors ils se concentrèrent sur leur avancée. Ils commençaient à grimper lorsqu'ils sentirent une secousse. Loin sur l'île de Torcello des pêcheurs qui amarraient leurs barques virent la mer s'en aller d'un coup. D'autres sur la lagune furent entraînés au loin par une mer qui se retirait sans crier gare. Ils étaient à l'abri lorsque la gigantesque vague du cauchemar ravagea tout sur son passage. Ils étaient tous les quatre serrés les uns contre les autres dans un petit abri. Dans la lagune un enfer d'eau se déchaînait contre tous les êtres vivants, tuant et brisant de sa main de fer tout ce qu'elle rencontrait. La terre montrait ses pouvoirs. Chaque être lutta pour sa survie animé par sa lumière intérieure. Mais ce jour là beaucoup de lumières s'éteignirent. Un grand silence s'ensuivit. La rage de l'eau enfin se tut. Nombre d'îlots n'existaient plus. Le chaos régnait sur la lagune, la douleur et les larmes brassaient tous les êtres. Ils passèrent la nuit là-haut par crainte d'une nouvelle vague. Ils n'eurent pas faim ce soir-là. Les petits tremblaient encore de terreur. Le lendemain ils attendirent l'après-midi pour redescendre. Le désastre leur apparut dans toute son horreur. Arbres, maisons, bateaux rien n'avait resisté. Tout avait été éventré par la hargne de l'eau et gisait pêle-mêle dans un chaos déchirant. De nombreux appels retentissaient un peu partout...(à suivre)
Marie-Sol Montès SolerLa maison des cinq têtes