Chronique
Du neuvième mois
du mondele neuvième mois
Ceci n’est pas une histoire comme une autre. C’est l’histoire d’une expérience nouvelle pour moi, un nouveau paradigme, une plongée à moitié immersive dans quelque chose que je connais déjà et dont je ne n’ai jamais eu l’expérience intime. Neuvième mois du calendrier de l’hégire, Ramadan (رَمَضَان) est le mois sacré par excellence pour tous les Musulmans du monde.
1er jour
Nous sommes le premier jour du mois de mars et c’est un peu par hasard que je me retrouve à jeûner, n’ayant pas vraiment anticipé que ça arrivait là, ce samedi matin. Ce n’est pas vraiment comme Noël, parce qu’on sait que ça arrive forcément tous les vingt-cinq décembre. Là, c’est forcément un peu différent. Alors je me lève à 5h30 pour déjeuner (et là, je me rends compte que toute la puissance de l’étymologie tient à peu de chose), pour boire un café fort, quelques tranches de pomme et d’orange, et des tranches de pain que j’ai tartiné de beurre et de confiture d’orange. Pour un peu, j’avais presque l’impression de prendre un petit-déjeuner anglais, il ne manquait plus que le parfum d’un Earl Grey corsé.
Je me suis recouché rapidement. Non pas parce que j’étais fatigué ou que je voulais dormir, mais ma première angoisse était simplement de me poser la question de savoir comment j’allais pouvoir tenir toute la journée sans manger alors qu’en réalité, c’est quelque chose que j’ai déjà éprouvé plusieurs fois, et jusqu’à preuve du contraire, je n’en suis pas mort. Au final, je n’ai pu dormir que trois heures de plus, après quoi j’ai fini par tuer la temps en lisant à la lumière du soleil qui transperçait la pièce à coup de rayons au travers des volets. Aucune urgence, aucune précipitation.
Je suis sorti dans l’air frais de cette belle journée ensoleillée pour aller faire quelques courses. L’impression qu’une certaine effervescence se diffusait un peu partout, comme un jour de fête, ou plutôt de préparation de fête. Dehors, des odeurs de pois cassé en train de mijoter, d’épices, odeurs de légumes mijotés et de piments frits à l’huile. Au final, vu le temps que j’ai passé à faire les courses, je n’ai même pas eu le temps de penser à ce qui se passait dans mon estomac. Et sincèrement, je n’ai même pas eu de tentation, ou même de coup de barre qui m’aurait imposé de devoir dormir un peu. A part le ventre qui gargouille, rien de bien terrible au final.

Au premier jour…
Ô Allah, fais que mon jeûne soit, en ce mois-ci, accepté comme le jeûne de ceux dont le jeûne est acceptable pour Toi, que mes actes d’adoration soient acceptés comme les actes accomplis par les bons adorateurs. Réveille-moi, en ce mois-ci, du sommeil des oublieux, pardonne-moi, en ce mois-ci, mes péchés, Ô Seigneur de l’univers et amnistie-moi, Ô Pardonneur des malfaiteurs.
دعاء اليوم الاوّل: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ صِيامي فيهِ صِيامَ الصّائِمينَ، وَقِيامي فيهِ قيامَ الْقائِمينَ، وَنَبِّهْني فيهِ عَنْ نَوْمَةِ الْغافِلينَ، وَهَبْ لى جُرْمي فيهِ يا اِلـهَ الْعالَمينَ، وَاعْفُ عَنّي يا عافِياً عَنْ الُْمجْرِمينَ.
2ème jour
Les délices d’un bon repas vespéral me font l’effet d’une bombe de douceur après cette journée passée sans rien avaler. C’est étrange à quel point la privation donne rapidement l’impression d’un manque à combler. Une exemple tout bête, c’est le fait de rien avoir dans la bouche, et je ne parle même pas de manger, je dis simplement mettre quelque chose dans ma bouche pour se l’occuper. Très rapidement pendant la journée d’hier, je me suis retrouvé avec cette envie de porter à ma bouche le goulot d’une bouteille d’eau ou n’importe quoi qui se mange, et au dernier moment, à chaque fois, j’avais comme un moment de lucidité qui me ramenait à la réalité.
On ne sait plus trop si stratégiquement, il faut se coucher tard pour dormir peu et se recoucher après le petit déjeuner pour dormir plus et faire passer la journée vite ou alors se coucher tôt après le repas du soir pour ne pas être fatigué lorsqu’il faut se lever tôt avant le lever du soleil. Je ne suis pas encore vraiment très au clair sur la marche à suivre.
En réalité, cette question se pose quand on ne travaille pas et pour le coup, c’est plutôt pas mal de commencer un jeûne le week-end.
Pour demain, par contre, je pense qu’il va falloir que je me couche un peu tôt, parce que je ne suis pas certain de pouvoir me rendormir après avoir déjeuné. On ajustera en fonction.
Toutes ces questions, pour les habitués, sont réglées depuis bien longtemps et la seule chose qui paraît compliquée, c’est lorsque le mois de Ramadan tombe pendant les mois d’été, avec des jours qui deviennent de plus long au fur et à mesure qu’on va vers le nord.
Je me suis levé vers 5h30 et j’ai eu la désagréable sensation de manger mon petit-déjeuner avec un chronomètre devant les yeux pour ne pas être en retard, être certain d’avoir terminé tout ce que je souhaitais ingurgiter (parce que là, on ne va pas se mentir, on n’est pas vraiment dans le plaisir, mais bien plutôt dans le remplissage en un temps imparti), et finir par me laver les dents afin que les éventuels restes de nourriture collés contre l’émail ou dans un pernicieux endroit ne viennent à se détacher et à finir leur course dans l’estomac après que le soleil soit levé.
J’ai tout de même l’impression que la stricte observance relève presque plus de l’obsession généralisée plutôt que d’une certaine souplesse. A l’intérieur du cadre, il n’existe aucune possibilité de déroger à la règle.
Le problème c’est tout ce café et cette eau que je dois boire avant de me recoucher. Ce matin, j’ai couru deux fois aux toilettes avant de me lever avec une envie terrible de pisser. Ce sont aussi ces réveils intempestifs liés à l’activité abondante de ma vessie qui me font faire des rêves étranges. Moi qui ai tendance à ne pas trop me souvenir de mes rêves, ces deux derniers matins ont été, eux aussi, d’une activité assez rythmée, pour ne pas dire frénétique.

Je ne pourrai pas réfléchir au sens profond de tout ceci, à toute la signification intrinsèque de cette pratique qui remonte au VIIè siècle de notre ère et qui semble profondément éloignée de tout notre champ culturel occidental.
En réalité, j’ai l’impression de subir les choses pour l’instant, parce que je ne comprends pas tout. Mais hors de question de subir sans tenter de comprendre
Je cherche la douceur dans tout cela, rien d’autre.
Au deuxième jour…
Ô Allah, rapproche-moi, durant ce mois, de Ta satisfaction et éloigne-moi de Ta colère et de Ta Vengeance. Amène-moi à réciter Tes Versets par Ta miséricorde, Ô le plus Miséricordieux des Miséricordieux.
اليوم الثّاني: اَللّـهُمَّ قَرِّبْني فيهِ اِلى مَرْضاتِكَ، وَجَنِّبْني فيهِ مِنْ سَخَطِكَ وَنَقِماتِكَ، وَوَفِّقْني فيهِ لِقِرآءَةِ ايـاتِكَ بِرَحْمَتِكَ يا اَرْحَمَ الرّاحِمينَ.
3ème jour
Hier, une belle journée, un dimanche ensoleillé et un peu frais, à Belleville, pour le carnaval dans une ambiance survoltée de percussions aériennes, pendant laquelle au final, je n’ai pensé à rien d’autre qu’à l’instant présent.
Des enfants déguisés et joyeux, un air frais sentant bon le pain cuit, des pâtisseries douces, des gens heureux, heureux d’être là, heureux de vivre, heureux tout court.
J’ai passé aujourd’hui ma première au travail sans déjeuner. A part une petite gêne en fin de matinée, une légère nausée, je n’ai ressenti aucun manque.
Ambiance de fin de journée ensoleillée qui me fait penser à la lumière d’Istanbul.

Au troisième jour…
Ô Allah, pourvois-moi, en ce mois-ci, de la sagesse et de la conscience. Eloigne-moi, en ce mois-ci, de l’ignorance et de la prétention. Accorde-moi, en ce mois-ci, une part de toutes les bénédictions que Tu pourvois; Ô le plus Généreux des généreux.
اليوم الثّالث: اَللّـهُمَّ ارْزُقْني فيهِ الذِّهْنَ وَالتَّنْبيهَ، وَباعِدْني فيهِ مِنَ السَّفاهَةِ وَالَّتمْويهِ، وَاجْعَلْ لى نَصيباً مِنْ كُلِّ خَيْر تُنْزِلُ فيهِ، بِجُودِكَ يا اَجْوَدَ الاَْجْوَدينَ
4ème jour
L’avantage de ne pas déjeuner le midi, c’est qu’on évite le petit coma postprandial, ce qui m’amène à penser fortement que c’est le cerveau qui commande l’estomac. La réaction en chaîne ne se produit pas et passées les sensations désagréables de manifestations physiques de la faim, comme les contractions de l’estomac et les gargouillis, c’est quelque chose qui se gère parfaitement.

Au quatrième jour…
Au Nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux. Ô Allah, donne-moi la force d’observer Tes ordres, en ce mois-ci. Fais-moi apprécier, en ce mois-ci, Ton invocation. Encourage-moi, par Ta Générosité, à Te remercier, en ce mois-ci. Gardes-moi, en ce mois-ci, sous Ta protection et sous Ton Voile ; Ô Toi, le plus Perspicace des voyants.
اليوم الرّابع: اَللّـهُمَّ قَوِّني فيهِ عَلى اِقامَةِ اَمْرِكَ، وَاَذِقْني فيهِ حَلاوَةَ ذِكْرِكَ، وَاَوْزِعْني فيهِ لاَِداءِ شُكْرِكَ بِكَرَمِكَ، وَاحْفَظْني فيهِ بِحِفْظِكَ وَسَتْرِكَ، يا اَبْصَرَ النّاظِرينَ
5ème jour
Tandis que le monde est en train de basculer, tandis que nous commençons à avoir peur de ce que demain peut engendrer, tandis que la menace ne vient plus seulement de l’est mais également d’Outre-Atlantique, la chaîne Télévision tunisienne 1, chaîne publique principale en Tunisie et organe politique à peine masqué mettant en scène un président omnipotent, omniprésent, théâtralisé dans une posture moralisatrice à son bureau, les mains posées sur son sous-main et dictant la marche à suivre à son premier ministre qui l’écoute parler sans ciller, l’air pénétré, le tout dans un arabe classique dont chaque mot semble pesé, et peser, déverse son journal en ne parlant que du pays avant tout. Pourquoi pas. Un jour, le reportage d’entrée parle des prix sur les marchés qui flambent en cette période de ramadan. On trouve de tout, mais tout est cher. Le lendemain, le président parcourt les étals du marché en serrant des louches, vient sermonner les commerçants des prix trop chers pratiqués, et rassure le tout-venant en leur faisant comprendre qu’il va changer tout ça. Belle orchestration. La deuxième partie du journal montre en boucle des images d’un Gaza ravagé, en ruines, et pas un mot, ou quelques miettes jetées sur Trump et ces nouvelles que l’on trouve chaque matin dans nos fils d’actualité.
Je salue au passage les abrutis qui, aveuglés par je-ne-sais quelle idéologie, au lendemain du résultat des élections américaines, saluaient de concert le départ de Biden et la fin du wokisme. Rira bien…

Au cinquième jour…
Ô Allah, place-moi durant ce mois parmi ceux qui se repentent, fais de moi, durant ce mois, un de Tes bons serviteurs assidus et fais de moi, durant ce mois, un de Tes adorateurs dévots, par Ta Compassion, Ô le Plus Miséricordieux des miséricordieux.
اليوم الخامس: اَللّـهُمَّ اجْعَلْني فيهِ مِنْ الْمُسْتَغْفِرينَ، وَاجْعَلْني فيهِ مِنْ عِبادِكَ الصّالِحينَ اْلقانِتينَ، وَاجْعَلني فيهِ مِنْ اَوْلِيائِكَ الْمُقَرَّبينَ، بِرَأْفَتِكَ يا اَرْحَمَ الرّاحِمينَ
6ème jour
Au sixième jour, je ne ressens plus la faim. La soif, c’est autre chose, mais en cette période encore hivernale, les jours ne sont pas trop longs, même si le soleil fait son apparition discrète et que les températures demeurent clémentes pour un début mars.
La faim passe en dernier plan à partir du moment où l’esprit est occupé. La pause déjeuner passe rapidement lorsqu’elle est remplie par une promenade au grand air ou par la lecture de quelques lignes dans le silence de mon grand bureau.
Il n’y a que de la douceur dans mon espace intérieur, du bien-être et de la grâce. De la douceur que je n’estime être due qu’à moi-même, à ce que je suis capable de me dire pour ne plus sombrer comme ces dernières semaines, qui ont été difficiles et desquelles j’ai eu du mal à m’extirper. Mais à présent, il n’y a que l’avenir, des belles journées qui se succèdent et surtout, l’envie de vivre pleinement chaque instant.
Le temps libre n’est au final que le temps qu’on veut bien se consacrer à soi-même et aux autres. C’est une leçon que j’essaie de retenir chaque jour.
Mercredi, j’ai dû me rendre à Paris pour des raisons professionnelles ; c’était l’occasion pour moi de renouer avec le voyage, des petites excursions hors du temps normal, des incursions en moi. Pendant cette parenthèse un peu décentrée, je me suis payé le luxe de visiter une librairie un peu à part, une librairie indépendante situé Boulevard du Montparnasse, qui vue de dehors semble poussiéreuse, un peu bordélique, pas très engageante mais qui au final détonne avec l’aspect policé et trop propret d’autres librairies qu’on peut trouver, notamment rue Raspail.
Je suis entré dans un monde étonnant, spécialisé en sciences humaines. Il ne m’en fallait pas plus pour me perdre d’emblée dans ses rayons foisonnants, où les livres sont posés en dépit du bon sens, sans classement alphabétique, et c’est tant mieux. Tout invite à la flânerie et à la rêverie dans les mondes imaginaires des quatrième de couv’ aux incipits et résumés enjôleurs.
Qui sait ce qui s’y est passé ? Ce qui se passe chez Tschann reste chez Tschann…

Au sixième jour…
Ô Allah, ne m’abandonne pas, durant ce mois-ci, alors que je suis confronté à mes péchés. Ne me frappe pas, durant ce mois-ci, avec les fouets de Ta Vengeance. Mets-moi à l’abri des motifs de Ton courroux. Je fais appel à Ta Faveur et à Ton Secours, Ô Sommet du désir des désireux.
اليوم السّادس: اَللّـهُمَّ لا تَخْذُلْني فيهِ لِتَعَرُّضِ مَعْصِيَتِكَ، وَلاتَضْرِبْني بِسِياطِ نَقِمَتِكَ، وَزَحْزِحْني فيهِ مِنْ مُوجِباتِ سَخَطِكَ، بِمَنِّكَ وَاَياديكَ يا مُنْتَهى رَغْبَةِ الرّاغِبينَ
7ème jour
Au mitan du mois de janvier, je suis tombé malade. Une vilaine grippe qui m’a mis par terre pendant quelques jours et de laquelle j’ai eu du mal à me remettre. Pour le coup, c’était la première fois de ma vie que j’attrapais cette saleté, si je mets de côté les deux COVID-19, qui, parce que j’étais vacciné, ne m’ont finalement pas fait plus de mal qu’un léger accès de fièvre et ont éteint ma voix pendant quelques semaines. Mais cette fois-ci c’était autre chose.
J’ai vécu de méchantes fièvres qui m’ont enfermé dans un silence de mort, vivant chaque poussée comme un pas de plus vers l’abîme. Était-ce l’effet de la fièvre ? Était-ce une conscience relative de ce qui m’arrivait ? Toujours est-il que je n’en voyais pas le bout et que je me suis posé à un moment la question de savoir si je n’allais pas finir par y laisser ma peau. J’ai eu la sensation d’être frôlé par un souffle froid qui pouvait m’emporter. Alors, bien évidemment, je suis un garçon, je risque de mourir au moindre petit rhume, mais je suis en général assez pugnace lorsque le mal me ronge. Mais cette fois-ci, j’ai réellement vécu quelque chose de différent et d’assez terrible au final.
Pendant ces nuits et ces jours de douleur pendant lesquelles je n’exprimais aucune envie de manger quoi que ce soit et qui au final m’amaigriront d’une demi-dizaine de kilos, j’étais bercé par les chansons interminables de l’Astre d’Orient, Oum Kalthoum.

Au septième jour…
Ô Allah, aide-moi, en ce mois-ci, à en observer le jeûne et à en accomplir les actes de piété. Évite-moi, durant ce mois, les erreurs et les péchés. Pourvois-moi, en ce mois-ci, de la faveur de T’invoquer et de Te remercier continuellement, par Ton concours, Ô Guide des égarés.
ليوم السّابع: اَللّـهُمَّ اَعِنّي فِيهِ عَلى صِيامِهِ وَقِيامِهِ، وَجَنِّبْني فيهِ مِنْ هَفَواتِهِ وَآثامِهِ، وَارْزُقْني فيهِ ذِكْرَكَ بِدَوامِهِ، بِتَوْفيقِكَ يا هادِيَ الْمُضِلّينَ
8ème jour
La température monte jusqu’à 19,5°C ce samedi alors que nous ne sommes que dans les premiers jours du mois de mars. L’air sent le printemps, tout est doux, ressemble à une renaissance. Il est temps de commencer à sortir un peu.
Aujourd’hui, étrangement, c’est la première fois que j’éprouve un certain manque du fait de ne pas pouvoir manger à n’importe quel moment. Je mets ça sur le fait que c’est le week-end et que je ne me sens pas super actif. En même temps, pas besoin d’être actif.
Le grand paradoxe de cette période, c’est que pendant ce moment qui transforme chaque soirée en repas de fête, on n’attend au final qu’une seule chose, c’est que le soleil qui parfois nous manque, se couche.
On se lève à la fin de la nuit pour manger dans un temps imparti et on se recouche avant que le soleil ne se lève ; une manière de se reconnecter avec les mécanismes naturels du temps qui passe. Tout mon rapport au temps s’en trouve complètement chamboulé.

Au huitième jour…
Ô Allah, pourvois-moi, en ce mois-ci, de la faveur d’être bon envers les orphelins, généreux envers les affamés, répandeur de la paix et compagnon des vertueux, par Ta bienveillance, Ô Refuge de ceux qui espèrent.
اليوم الثّامن:اَللّـهُمَّ ارْزُقْني فيهِ رَحْمَةَ الاَْيْتامِ، وَاِطْعامَ اَلطَّعامِ، وَاِفْشاءَ السَّلامِ، وَصُحْبَةَ الْكِرامِ، بِطَولِكَ يا مَلْجَاَ الاْمِلينَ
9ème jour
Il n’y a rien à dire de cette journée. Il n’y a rien à en tirer, c’est comme si depuis ce matin, ça ne voulait pas. Et quand ça ne veut pas, ça ne veut pas…
Alors autant se taire et persister à ne rien dire.
Au neuvième jour…
Ô Allah, Réserve-moi, en ce mois-ci, une part de Ta Grande Miséricorde. Guide-moi, en ce mois-ci, vers Tes preuves éclatantes et conduis-moi, en ce mois-ci, vers Ta pleine Satisfaction, par Ton amour, Ô Espoir des désireux.
اليوم التّاسع: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ لي فيهِ نَصيباً مِنْ رَحْمَتِكَ الْواسِعَةِ، وَاهْدِني فيهِ لِبَراهينِكَ السّاطِعَةِ، وَخُذْ بِناصِيَتي اِلى مَرْضاتِكَ الْجامِعَةِ، بِمَحَبَّتِكَ يا اَمَلَ الْمُشْتاقينَ
10ème jour
Retour au travail après un week-end un peu mouvementé. Il va désormais falloir envisager une nouvelle semaine d’une période dont j’ai l’impression de ne pas voir le bout.
Et pour le coup, je me pose quand-même la question du sens de tout ceci. Le sens, je le connais, je le sais et je l’admets. Je peux même dire que je m’y plie volontiers.
Je dois avouer que je pense à énormément de choses. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de ma grand-mère qui aurait eu 99 ans cette année, si elle n’était pas partie le 10 avril 2020.
J’avais fait une promesse à une personne. Ou plutôt, je lui avais dit que j’aimerais bien faire quelque chose. Et je ne l’ai pas fait. Comme beaucoup de choses dans ma vie, des promesses non tenues, des retards à l’allumage, des malentendus, des incompréhensions. Tout ceci doit rester derrière moi et ne plus m’encombrer.
Il paraît que je refoule énormément.

Au dixième jour…
Ô Allah, fais que je sois, en ce mois-ci, parmi qui se confient totalement à Toi, fais que je sois parmi ceux qui gagnent Ton estime, fais que je sois parmi ceux qui sont proches de Toi, par Ta Bienfaisance, Ô Refuge final des solliciteurs.
اليوم العاشر: اَللّـهُمَّ اجْعَلْني فيهِ مِنَ الْمُتَوَكِّلينَ عَلَيْكَ، وَاجْعَلْني فيهِ مِنَ الْفائِزينَ لَدَيْكَ، وَاجْعَلْني فيهِ مِنَ الْمُقَرَّبينَ اِلَيْكَ، بِاِحْسانِكَ يا غايَةَ الطّالِبينَ
11ème jour
Quelle journée ! Une journée qui ressemble à une nuit blanche sous ecstasy, intense et sans temps mort.
Je commence à explorer des zones que je ne devrais pas explorer, me poser des questions que je n’ai pas le droit de poser, car la foi impose de ne pas poser de questions, et de ne pas s’en poser à soi-même. Ou plutôt, de ne pas questionner tout court. Si on croit, alors on sait, et ça ne va pas tellement plus loin. Mais, je suis comme ça, je ne peux faire autrement, ce qui fait de moi un sale gosse, impertinent et parfois grossier. C’est le cadet de mes soucis.
Alors moi, je me suis intéressé à la Ka’aba. Ben oui, c’est tout de même le centre d’un monde… et la vénération de ce truc-là est tout de même bourrée d’incohérences. Mais chut…

Au onzième jour…
Ô Allah, fais-moi aimer, en ce mois-ci, les bonnes actions, fais-moi détester, en ce mois-ci, la transgression et la désobéissance. Épargne-moi, en ce mois-ci, Ton courroux et les Feux, par Ton pouvoir, Ô Secours de ceux qui crient au secours.
ليوم الحادي عشر: اَللّـهُمَّ حَبِّبْ اِلَيَّ فيهِ الاِْحْسانَ، وَكَرِّهْ اِلَيَّ فيهِ الْفُسُوقَ وَالْعِصْيانَ، وَحَرِّمْ عَلَيَّ فيهِ السَّخَطَ وَالنّيرانَ بِعَوْنِكَ يا غِياثَ الْمُسْتَغيثينَ
12ème jour
Il se passe quelque chose d’étrange et d’inquiétant au travail. Je ne sais pas vraiment comment interpréter ce qui se passe.
Tout ce que je sais, c’est que je traverse ces journées avec la sensation d’être dans un train qui ne s’arrête à aucune gare. La valise se remplit, le départ est imminent, mais ces journées passent à une vitesse incroyable.
La sensation de faim est le cadet de mes soucis, et je me sens revitalisé par les annonces de ces derniers jours, pas toutes, parce ce qu’elles ne sont pas forcément joyeuses.

Au douzième jour…
Ô Allah, orne-moi, en ce mois-ci, de la discrétion et de la chasteté; enveloppe-moi, en ce mois-ci, de l’habit de la satisfaction et de la suffisance; fais-moi porter, en ce mois-ci, à la justice et à l’équité; rassure-moi en ce mois-ci de tout ce dont j’ai peur, par Ta protection, Ô Refuge de ceux qui ont peur.
ليوم الثّاني عشر: اَللّـهُمَّ زَيِّنّي فيهِ بِالسِّتْرِ وَالْعَفافِ، وَاسْتُرْني فيهِ بِلِباسِ الْقُنُوعِ وَالْكَفافِ، وَاحْمِلْني فيهِ عَلَى الْعَدْلِ وَالاِْنْصافِ، وَآمِنّي فيهِ مِنْ كُلِّ ما اَخافُ، بِعِصْمَتِكَ يا عِصْمَةَ الْخائِفينَ
13ème jour
Une journée pleine de réunions. Tout s’enchaîne, rien n’est cohérent, je baigne dans un sentiment d’efficacité personnelle. Mes rêves matinaux me questionnent, m’interrogent sur leur sens, sur leurs implications ; j’ai passé vingt bonnes minutes ce matin à y penser en allant au travail, n’écoutant la radio que d’une oreille distraite, et puis tout a été balayé par le ressac des minutes qui passent.
J’ai la sensation que ce jeûne n’est une contrainte pour personne. Au contraire, ça semble plutôt être un moment de joie, ce que de prime abord j’ai un peu de mal à admettre. La contrainte physique et surtout mentale que l’on s’impose est visiblement vécue comme une sorte de récompense, ou plutôt de don, de don de soi et de partage. A moins que je ne me trompe complètement et que ce ne soit simplement une forme de mensonge, quelque chose de l’ordre de l’hypocrisie. Je pose simplement la question, sans a priori.

Au treizième jour…
Ô Allah, lave-moi, en ce mois-ci, de toutes impuretés et de toutes pratiques impures; donne-moi la force, en ce mois-ci, de supporter toutes les manifestations des destins; guide-moi, en ce mois-ci, vers la piété et la compagnie des véridiques, par Ton Soutient. Ô Prunelle de l’œil des indigents.
اليوم الثّالث عشر: اَللّـهُمَّ طَهِّرْني فيهِ مِنَ الدَّنَسِ وَالاَْقْذارِ، وَصَبِّرْني فيهِ عَلى كائِناتِ الاَْقْدارِ، وَوَفِّقْني فيهِ لِلتُّقى وَصُحْبَةِ الاَْبْرارِ، بِعَوْنِكَ يا قُرَّةَ عَيْنِ الْمَساكينَ
14ème jour
Cette journée est folle. Évidemment, je dois tout boucler avant de partir, mettre mes affaires en ordre, et je n’arrive même pas à prendre une pause, ce qui au final m’arrange. Pas le temps de penser que j’ai faim, la pause déjeuner est inexistante, ce qui me permet en l’occurrence de partir plus tôt pour finir les derniers préparatifs. Je sais que demain je n’aurais pas beaucoup de temps pour me préparer alors autant partir tôt ce soir, terminer ma valise. Mes collègues sont visiblement contents de voir que je vais me reposer un peu, parce que j’en ai besoin et que la suite va être suffisamment remplie pour que je prenne le temps de voir venir.
Les derniers jours avant le départ sont les plus stressants, les plus inconfortables, mais aussi ceux qui annoncent le voyage et son intensité.
Ce voyage aura le goût des premières fois, des toutes premières fois. Dimanche, j’en saurais un peu plus sur ce qui m’attend de l’autre côté de la Méditerranée.
“Il est aisé de faire perdre sa foi à un homme, mais il est difficile, ensuite de le convertir à une autre.”
T.E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse

Au quatorzième jour…
Ô Allah, ne tiens pas vigueur, en ce mois-ci, de mes trébuchements; pardonne-moi, en ce mois-ci, mes fautes et mes faux-pas ; ne me laisse pas, en ce mois-ci, être l’objet des maux et des vicissitudes, par Ta Puissance, Ô Puissance des musulmans.
اليوم الرّابع عشر: اَللّـهُمَّ لا تُؤاخِذْني فيهِ بِالْعَثَراتِ، وَاَقِلْني فيهِ مِنَ الْخَطايا وَالْهَفَواتِ، وَلا تَجْعَلْني فيهِ غَرَضاً لِلْبَلايا وَالاْفاتِ، بِعِزَّتِكَ يا عِزَّ الْمُسْلِمينَ
15ème jour
Comme pour tous les voyages, les derniers jours avant le départ sont sources de tension. Il faut penser à ne rien oublier, comme si les quelques jours que je ne passerai pas chez moi procédaient d’une coupure quasiment définitive avec mes quelques biens. Le fait de prendre l’avion dit quelque chose d’une cassure d’avec le territoire propre.
La Poste, la banque, choisir mes bouquins, de quoi écrire, de quoi noter, des enveloppes, tout ceci me rend fou alors qu’il n’y a vraiment pas de quoi. Je n’aurais certainement quasiment pas le temps de lire, mais je m’obstine à désirer avoir le choix de ce que je peux lire.
Je me sens complètement vidé avant la fin de la journée. Une journée tendue.
Je croise des Arabes qui ne ressemblent pas à des Arabes. En même temps que je me dis cette phrase, je me rends compte de son absurdité. Comme s’il fallait ressembler à un Arabe pour l’être… Je n’ai encore rien appris du monde qui m’entoure. Rien du tout, je ne suis qu’un novice. Et le futur me le confirmera.
Cette journée a été longue, très longue et très éprouvante. La faim ne m’a pas lâché de la journée, depuis que je me suis levé.
Il est temps qu’elle se termine et que la dernière s’ouvre.

Au quinzième jour…
Ô Allah, accorde-moi, en ce mois-ci, la sincérité des adorateurs pieux; élargis ma poitrine, en ce mois-ci, au repentir sincère, Ô Refuge de ceux qui ont peur.
اليوم الخامس عشر: اَللّـهُمَّ ارْزُقْني فيهِ طاعَةَ الْخاشِعينَ، وَاشْرَحْ فيهِ صَدْري بِاِنابَةِالُْمخْبِتينَ، بِاَمانِكَ يا اَمانَ الْخائِفينَ
16ème jour
Le canari ne s’est même pas réveillé ce matin, lui aussi doit être fatigué de ces quinze jours de ramadan. Pourtant, il a mangé avec nous, ses graines, mais aussi des dattes et des olives. Un vrai petit canari arabe…
Nous arrivons enfin à l’aéroport, après une légère incertitude qui m’a laissé penser à un moment donné qu’il y allait avoir quelque chose de compromis, mais tout s’est bien passé.
Dans la file d’attente de l’enregistrement, tout le monde se parle alors que personne ne se connaît. Il n’y a presque que des Tunisiens. L’aéroport est loin d’être plein.
Dans la salle d’embarquement, il y a des Anglais qui vont à Leeds, des Écossais en partance pour Edinburg. L’un d’entre eux est même habillé en kilt.
19h00, l’appel à la prière résonne sur un portable dans l’avion qui n’a pas encore quitté le tarmac. C’était vraiment long avant que je n’engloutisse mon sandwich au thon et à l’harissa sur mon siège. J’avais surtout très soif.
L’avion est un Airbus A320 pas tout récent, avec des fauteuils si fins que plus fin, c’est transparent. Le savon des toilettes sent comme dans un grand hôtel de Bangkok.
Ce pays est étrange vu de haut et de nuit. Des formes géométriques bizarres sous la lune ronde et blanche. Des taches oranges comme des boules, une lumière orange chaude.
Lorsque l’avion atterrit, tout le monde applaudit, comme la première fois où j’ai atterri à Istanbul. Monastique est une autre première fois.
L’aéroport est un petit aéroport qui permet de sortir assez vite. Un car vient nous chercher sur le tarmac à la sortie de l’avion et nous dépose dans un grand hall tout marbré qui sent la pisse de chat et la cigarette, alors qu’il est noté partout qu’il est interdit de fumer (mais pas de pisser quand on est un chat).
Dehors, ça sent la figue sous des arbres aux feuilles épaisses plantés en ligne sur le parking de l’aéroport.
La route vers M’saken coupe un lac où on j’aperçois des flamands roses dans la lumière blanche de la lune. Il fait 17 degrés et l’air sent bon.
Avant d’arriver à la maison, on passe prendre des crêpes et baklavas avec un café bien fort. Je suis crevé, mais j’apprécie tout ce que je vois, et je ne m’y attendais pas.
J’entre enfin dans M’saken à l’entrée de laquelle sont stationnés des camions de paille. La ville me semble immense, très étendue ; il est 23h48 et tout est ouvert. Je ne prends pas encore la mesure de ce qu’est la vie la nuit pendant les longues journées de ramadan.
On s’arrête dans une pâtisserie puis une supérette avant de s’arrêter dans une immense maison où l’on m’offre un jus de carottes et citron. Sur le trottoir, un petit arbre offre à sentir ses petites fleurs très odorantes. Ce sont des orangers qu’on peut trouver un peu partout.
Dans la maison, la télé est en marche et n’offre rien d’autre à voir que la circambulation autour de la Ka’aba. Sur la table basse, un plateau d’oranges, de psissa et de viennoiseries. J’apprécie le calme de la rue sur le balcon, et je remets droites certaines images que j’ai en tête.
Normalement je ne devrais me lever que vers 4h00 pour le petit-déjeuner avant le lever du soleil.

Au seizième jour…
Ô Allah, guide-moi, en ce mois-ci, vers l’attitude des justes; éloigne-moi, en ce mois-ci, de la compagnie des méchants; admets-moi par Ta Miséricorde dans Ta Permanente Demeure, par Ta Divinité, Ô Seigneur des mondes.
اليوم السّادس عشر: اَللّـهُمَّ وَفِّقْني فيهِ لِمُوافَقَةِ الاَْبْرارِ، وَجَنِّبْني فيهِمُرافَقَةَ الاَْشْرارِ، وَآوِني فيهِ بِرَحْمَتِكَ اِلى دارِ الْقَـرارِ، بِاِلهِيَّتِكَ يا اِلـهَ الْعالَمينَ
17ème jour
Je me suis couché vers 3h du matin et il est a présent presque 6h30, le jour est levé mais le soleil est masqué par une épaisse couche de nuages que mon application météo ne voit pas. Hachem m’a raconté quelque chose d’étrange concernant le sol de la cuisine qui diffuserait de mauvaises ondes donnant la diarrhée.
Le soleil est enfin levé mais il est le seul.
Je n’ai pas souvenir d’avoir vu hier soir des noms de rues dans cette ville.
Il fait bon, j’aère un peu la chambre et vais me laver au lavabo. Ça faisait longtemps que je n’avais pas fait ça, et ça prend un peu de temps mais ça ne me dérange pas plus que ça.
12h34 appel à la prière. C’est succinct, pas très assuré et un peu dilettante.
Première ballade autour de la mosquée, des bougainvillées blancs et roses immenses et des orangers poussent sur le bitume, ce sont des oranges amères. Tout ceux que je croise me regardent avec un air étonné dans une atmosphère douce de printemps tunisien. Je retrouve le plaisir de pouvoir se promener en t‑shirt au mois de mars, en plein soleil.
L’appel à la prière, la nuit tombe d’un seul coup. Nous mangeons à toute vitesse comme si l’interdiction allait tomber à nouveau.
Dehors il y a une odeur de fenugrec que personne ne semble sentir. On me dit que ça sent les pots d’échappement et la pollution, je ne sais pas si c’est vraiment ça, mais il flotte une odeur que je n’arrive pas à identifier.
Je trouve ici des 205 et des Renault 20, 9, 11, 18, dans le désordre, toutes hors d’âge. Nous prenons un un café en face de la mosquée, ça n’a l’air de faire plaisir à personne, ni à la serveuse, ni à moi.
Il est 1h45 et je me lève à 4h00 pour le petit-déjeuner. Quand j’y pense c’est un peu dingue de me trouver ici, dans une famille tunisienne, dans une ville périphérique de Sousse, à jouer au rami avec des Tunisiens dans une immense maison, tout semble naturel, comme allant de soi. C’est ma nouvelle vie, une vie hors du commun et pourtant tellement naturelle et normale.

Au dix-septième jour…
Ô Allah, Guide-moi, en ce mois-ci, vers les bonnes actions. Satisfais, en ce mois-ci, mes besoins et et y réalise mes espoirs. Ô Celui Qui n’a pas besoin de rappel! Ô Celui Qui connais ce qui se passe dans les cœur des êtres! Prie sur Mohammad et sur sa Famille pure.
اليوم السّابع عشر: اَللّـهُمَّ اهْدِني فيهِ لِصالِحِ الاَْعْمالِ، وَاقْضِ لي فيهِ الْحَوائِجَ وَالاْمالَ، يا مَنْ لا يَحْتاجُ اِلَى التَّفْسيرِ وَالسُّؤالِ، يا عالِماً بِما في صُدُورِ الْعالَمينَ، صَلِّ عَلى مُحَمَّد وَآلِهِ الطّاهِرينَ
18ème jour
A 4h00, lever pour سَحُورٌ avec une espèce de croissant plié en deux avec un sorte de pâte à l’amande. Je n’ai pas dormi du tout depuis ma sieste entre 16 et 18 heures.
Un coq (ou quelque chose dans le genre) chante depuis une demi-heure. Il paraît que les coqs peuvent voir les anges.
Je me suis recouché vers 5h00 pour me relever à 12h20 et la première chose que je fais est d’ouvrir la porte fenêtre pour voir ce qui se passe dehors. C’est-à-dire à peu près rien.
Du côté soleil de la maison, il fait plutôt bon même s’il fait moins chaud qu’hier.
Je viens de me rendre compte en regardant la carte que l’aéroport de Monastir se trouve sur des salines.
Il ne faut pas confondre rudimentaire et inconfortable ; j’ai pris une douche avec une bassine et un pot et je me suis gratté le dos façon hammam, c’était juste très agréable.
En me baladant aux alentours du lycée, je trouve la ville dans une lumière laiteuse et poussiéreuse.
Nous nous rendons rapidement dans la vieille ville près de la place la mairie. C’est un autre monde où nous achetons de la citronnade sous l’œil endormi des boutiquiers.
Ce soir il fait frais et je suis épuisé.
A force de marcher, on finit par avancer. Il a été question de parler de la sourate de la vache (الْبَقَرَةِ).

Au dix-huitième jour…
Ô Allah, attire mon attention, en ce mois-ci, sur les bénédictions de ses repas de l’aube du jour (suhûr); illumine mon cur, en ce mois-ci, par les lumières de sa clarté et fais que tous mes organes suivent ses effets, par Ta Lumière, Ô Illuminateur des coeurs des connaisseurs.
اليوم الثّامن عشر: اَللّـهُمَّ نَبِّهْني فيهِ لِبَرَكاتِ اَسْحارِهِ، وَنَوِّرْ فيهِ قَلْبي بِضياءِ اَنْوارِهِ، وَخُذْ بِكُلِّ اَعْضائي اِلَى اتِّباعِ آثارِهِ، بِنُورِكَ يا مُنَوِّرَ قُلُوبِ الْعارِفينَ
19ème jour
La fatigue est telle ce matin que j’ai un mal fou à me lever et je n’ai pas vraiment d’appétit.
Il fait nuageux ce matin mais ça ne va pas m’empêcher de me rendre à Sousse.
Mais dans un premier temps la difficulté est de pouvoir approcher de la salle de bain. Il y a embouteillage.
J’aime cette ambiance fenêtres, rideaux et persiennes en bois au travers desquels passent une lumière tamisée avec un filet d’air qui fait danser les rideaux.
Les mots d’hier soir résonnent encore : l’islam est notre façon de vivre, c’est notre culture à tous et notre quotidien. Le prophète est venu pour nous tous.
Nous visitons la Medina de Sousse. De petites rues qui descendent vers le port, c’est une enfilade des portes colorées et des maisons serrées les unes contre les autres dans des rues encaissées qui finissent par atterrir dans un souk où l’on trouve de tout, notamment du nougat que nous n’avons pas le loisir de goûter et que nous gardons dans nos poches. J’aime ce petit vent frais venu de la mer et cette atmosphère un peu confinée de ces rues qui n’ont ni début ni fin.
La ville est agréable, c’est en tout cas ce que je ressens en ta compagnie. Tout ce que tu me fais découvrir me semble doux.
Le soir à la maison, les femmes sont au salon sur le canapé devant la télé et les hommes en train de laver les fruits et remplir le lave-vaisselle.
Je goûte des petits gâteaux à la farine de pois chiches absolument impossible à manger sans s’étouffer. J’ai l’impression de manger de la farine.

Au dix-neuvième jour…
Ô Allah, réserve ma part, en ce mois-ci, dans les bénédictions qu’il porte, aplatis mon chemin vers les bienfaits qu’il porte, et ne me prive pas de la réception de ses bienfaisances, Ô Toi Qui guides vers la Vérité évidente.
اليوم التّاسع عشر: اَللّـهُمَّ وَفِّرْ فيهِ حَظّي مِنْ بَرَكاتِهِ، وَسَهِّلْ سَبيلي اِلى خَيْراتِهِ، وَلا تَحْرِمْني قَبُولَ حَسَناتِهِ، يا هادِياً اِلَى الْحَقِّ الْمُبينِ
20ème jour
Nous sommes déjà jeudi. J’ai mal dormi, encore ennuyé par trois fois par une envie de pisser. Je me réveille avec l’odeur des fleurs d’oranger qui ont été déposées sur la table de nuit.
Je vois le jour se lever et la lumière changer. A 7h00 du matin tout est très calme dans la rue.
Nouvelle visite surprise du bled el arbi de Sousse avec Borhene, où je trouve des fleurs de jasmin (مشموم) par paniers entiers.
Ce soir, le dîner a lieu chez Moaz où je vois des gens disparaître, d’autres qui réapparaissent, c’est très étrange, des femmes vont prier, se voilent, se dévoilent. Je pense ne pas tout comprendre mais finalement ce n’est peut-être pas si compliqué. Certaines femmes se voilent à moitié, les cheveux visibles. Ce n’est pas très clair.
Les hommes vont se coucher tôt.
On a réussi à me faire manger du foie, qui finit par passer avec la sauce, mais je garde dans la bouche le souvenir de cette texture spongieuse que je déteste tant.

Au vingtième jour…
Ô Allah, ouvre-moi, ence mois-ci, les Portes des Paradis, refermes‑y devant moi les portes de l’Enfer, et offre-moi la chance d’y réciter le Coran, Ô Toi Qui suscites la tranquillité dans les coeurs des croyants.
اليوم العشرين: اَللّـهُمَّ افْتَحْ لي فيهِ اَبْوابَ الْجِنانِ، وَاَغْلِقْ عَنّي فيهِ اَبْوابَ النّيرانِ، وَوَفِّقْني فيهِ لِتِلاوَةِ الْقُرْآنِ، يا مُنْزِلَ السَّكينَةِ فى قُلُوبِ الْمُؤْمِنينَ
21ème jour
Je n’ai pas beaucoup dormi et surtout pas très bien. Comme le jour précédent, la sieste de 16h00 me dérègle complètement et je commence à sentir que mon esprit fatigue et demande une pause. Pour la première fois depuis 20 jours, je trouve que c’est trop long.
Monastir, ce que j’en vois n’a aucun intérêt esthétique, mais je passe par la foire internationale de Monastir, qui n’est que l’ombre d’une foire et surtout l’ombre de l’international. Tout est dévasté, abandonné.
Il fait bon au soleil malgré un petit vent frais qui sent le large, l’iode et la pollution.
Hier c’était un jour férié, la fête de l’indépendance. Aujourd’hui nous sommes vendredi et de là où je suis j’entends la prière du vendredi par la porte-fenêtre ouverte, derrière les persiennes, juste avant de m’endormir à nouveau.
J’ai dû dormir en tout et pour tout 4 heures cette nuit, il est temps pour moi de récupérer un peu.
J’ai dormi environ 3 heures dans un coton confortable et ennivrant. Je n’attends qu’une seule chose, c’est la rupture du jeûne pour chasser ce mal de tête qui persiste. En espérant mieux manger qu’hier. Ce soir c’est chez Lilia.
J’aimerais passer plus de temps rien qu’avec toi, j’aimerais sentir ton corps contre le mien, mais quelque chose nous empêche, chacun de notre côté et qui je le sens, ne nous satisfait ni l’un ni l’autre. Dans cette atmosphère fébrile, un peu festive et dans laquelle on sent un tant soit peu la lourdeur d’une culture qui a du mal à permettre le pas de côté, il y a un interstice difficile à apprécier, et surtout qui se referme dès qu’on l’approche. Un impensé presque impensable. J’attends de te voir approcher de moi pour que nous puissions nous retrouver mais ça n’arrive jamais, toujours empêchés, toujours entravés.
Des hirondelles volent autour du balcon dans les dernières lueurs du soleil qui peine à se coucher.
J’ai trouvé ce qui donne cette odeur étrange à l’air, ce sont les pesticides sur les terres agricoles.
Je rêve de parler de quelque chose qui s’appellerait la chambre des femmes, qui me me fascine et me fait peur à la fois.
Voilà le ramadan que j’attendais. On veille jusqu’à 1h30, on sort acheter des sandwiches et des glaces et on rentre pour jouer au rami et manger des gâteaux, des loukoums en écoutant Oum Kalthoum jusqu’à 4h00. Alors que tout le monde se lève pour le petit déjeuner, moi je n’ai pas envie de me coucher.
Je n’ai envie que de sucre.
Le seul sucre qui peut me satisfaire est celui de ta peau. J’ai envie de te demander ce qu’il va se passer quand ramadan sera terminé.

Au vingtième-et-unième jour…
Ô Allah, Fais que ce mois-ci soit un guide pour moi vers Ta satisfaction; ne laisse pas le diable trouver le chemin vers moi durant ce mois et fais que le Paradis soit pour moi une demeure et un lieu de repos, Ô Toi Qui qui subviens aux besoins des nécessiteux.
اليوم الحادي والعشرين: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ لى فيهِ اِلى مَرْضاتِكَ دَليلاً، وَلا تَجْعَلْ لِلشَّيْطانِ فيهِ عَلَيَّ سَبيلاً، وَاجْعَلِ الْجَنَّةَ لى مَنْزِلاً وَمَقيلاً، يا قاضِيَ حَوائِجِ الطّالِبينَ.
22ème jour
Je me suis endormi vers 5h00 et réveillé vers 9h00 pour aller aux toilettes, je ne me suis pas rendormi. Je vais ajouter les 3h00 de la fin d’après-midi d’hier pour me dire que j’ai suffisamment dormi mais je n’arrive pas à me convaincre.
Tout ce qui peut être su, doit l’être par tous.
Tout ce qui est bon à savoir, doit être su par tous.
Tout ce qui peut nécessiter un commentaire doit être commenté.
Tout doit être su par tout le monde et sur tout.
Aujourd’hui sera la journée la plus chaude de mon séjour. Cela devrait me réjouir mais je ne suis pas certain que ça m’amuse de la traverser sans boire.
Il fait chaud sous un ciel laiteux.
Sousse sur le front de mer, des immeubles entiers, vestiges d’hôtels certainement majestueux autrefois, se désagrègent inexorablement sans que rien ne soit fait. On voit que l’avenue Habib Bourguiba avait dû être une belle vitrine du tourisme tunisien, mais ce n’est plus qu’un champ de ruine, sale et hétéroclite, sans autre charme que ses palmiers de part et d’autre de l’avenue.
Nous passons dans la gare où aucun train ne semble s’arrêter. Le tableau d’affichage est vide. Un quidam dort dans un coin et le guichetier ne semble attendre qu’une seule chose, que le soleil se couche. Partout ça sent l’ennui et la désolation.
Je passe l’aspirateur, comme je le ferais chez moi, sous les regards stupéfaits des gamins à mi-chemin entre sidération et amusement.
Des gamins dans la rue lancent des pétards. Je les regarde depuis ce balcon qui me fascine tant, qui ne donne presque rien à voir de la vie de cette ville étendue, poussiéreuse, qui dort toute la journée pendant ce mois de jeûne et qui tressaute le soir venu.
Étrange ambiance pendant et après le repas. De ce que je comprends ce soir des gens vont venir à la maison, toute la famille, pour qu’on me présente, mais je me retrouve tout seul dans la salle à manger et personne ne semble venir frapper à la porte.
Il n’a finalement pas fait si chaud que ça aujourd’hui. J’ai essayé de dormir les pieds nus et en tee-shirt mais ce n’était pas une bonne idée. Je supporte largement mon sweat-shirt et je finis par me glisser sous la couverture.
Je déteste me retrouver tout seul.
Tout le monde arrive finalement au compte goutte et c’est une soirée étrange où tous sont endimanchés pour faire ma connaissance, bien que j’en connaisse la plupart à présent. Beaucoup de bruit, beaucoup de nourriture et assez peu de mots échangés.
La soirée se termine un peu avant 4h00 après avoir excellé au rami. J’entends le vent cogner à la fenêtre.
Franchement, je n’en peux plus de ne pas pouvoir t’approcher, c’est un supplice. Je me bouffe les joues à chaque mot prononcé, à chaque geste retenu. Le temps devient trop long et à présent je commence à compter les jours à rebours.

Au vingtième-deuxième jour…
Ô Allah, ouvre-moi, en ce mois-ci, les portes de ta Grâce; fais‑y descedre sur moi Tes bénédictions; fais-m’y (fais-y-moi) mériter les motifs de Ta satisfaction et admets-m’y aux centres de Tes paradis, Ô Toi Qui réponds aux supplications des nécessiteux.
اليوم الثّاني والعشرين: اَللّـهُمَّ افْتَحْ لى فيهِ اَبْوابَ فَضْلِكَ، وَاَنْزِلْ عَلَيَّ فيهِ بَرَكاتِكَ، وَوَفِّقْني فيهِ لِمُوجِباتِ مَرْضاتِكَ، وَاَسْكِنّي فيهِ بُحْبُوحاتِ جَنّاتِكَ، يا مُجيبَ دَعْوَةِ الْمُضْطَرّينَ.
23ème jour
J’ai bien dormi cette nuit, j’ai pris le temps de me rendormir.
Hier j’ai entendu dire cela : on ne fait pas simplement le ramadan avec son estomac, mais aussi avec ses besoins et ses désirs. Et ça, ça ne met pas en joie. Les trois besoins vitaux étant de manger, dormir et faire l’amour, on peut dire que la période se résume à dormir, et à manger à des heures improbables.
Bon, il est 14h30 et je me retrouve à nouveau tout seul dans la maison vide. Du coup je vais me balader un peu, prendre le soleil. Impossible de louer un scooter ou un vélo ici et louer une voiture pour rester dans la ville n’a aucun intérêt. Je déteste me sentir impuissant et dépendant des autres si je ne peux rien faire.
Je repense à Sousse hier, avec ses cafés drapés de tentures pour ceux qui ne font pas ramadan, café et cigarettes. Il n’est pas de bon ton de boire ou de fumer au vu et au su de tout le monde. Petites hypocrisies.
Je vais vers le centre de M’saken seul. Sous le soleil. Les bâtiments publics de la ville s’endorment sous de grands caoutchoucs aux feuilles vernissées.
Marché central aux odeurs mêlées de viande et d’épices, pas toujours agréables. Des lapins vivants et la tête et les pattes d’un dromadaire. Derrière certains rideaux de fer, une odeur de bête en pleine ville.
Cette journée est déprimante. Le soleil se cache de temps en temps et je n’arrive pas à me réveiller. Ambiance étrange, électrique et bruyante.
Un soir à la salle des fêtes Lyna pour le Hadhra, une fête incroyable, très joyeuse, rythmée, où on vient avec sa plus belle jobba, où on danse sur le rythme des tambours…
Une fois rentrés, nous nous régalons de sandwiches, de boissons pétillantes trop sucrées et de pâtisseries en jouant au rami.
Je ne me sens pas bien, je ne comprends pas certaines choses, je me sens déstabilisé, comme l’oiseau sur la branche.

Au vingtième-troisième jour…
Ô Allah, lave-moi, en ce mois-ci, de tous mes péchés; purifies-y-moi de tous défauts; éprouves‑y mon coeur par la piété des coeurs, Ô Toi Qui effaces les trébuchements des pécheurs.
اليوم الثّالث والعشرين: اَللّـهُمَّ اغْسِلْني فيهِ مِنَ الذُّنُوبِ، وَطَهِّرْني فيهِ مِنَ الْعُيُوبِ، وَامْتَحِنْ قَلْبي فيهِ بِتَقْوَى الْقُلُوبِ، يا مُقيلَ عَثَراتِ الْمُذْنِبينَ.
24ème jour
Premier jour de la dernière semaine de ramadan. Sincèrement, j’attends avec un peu d’impatience que la page se tourne pour laisser place à une nouvelle histoire. L’expérience de la faim et de la soif, ça va quelques instants, mais je sens que ça me fatigue énormément, que les maux de tête en début de soirée sont difficiles à supporter.
Bien évidemment, étant donné qu’il est 10h30 et que je me suis couché à 4h00, je n’ai pas assez dormi.
Je vais essayer aujourd’hui de mettre mes écrits à jour.
Je te regarde te sécher, enfin non, te lisser les cheveux, tu as mis ton nouveau jean bleu et ton pull vert, et tu te regardes dans le tout petit miroir du porte-clefs. Tu es belle, comme tout le temps, même si tu n’as pas assez dormi toi non plus et que tu es en colère. Je déteste ta colère.
Rendez-vous devant la mosquée. Puis au poste de police. Des voitures pleines de poussière, un taxi Renault Symbol hors d’âge.
Je déambule : le poste de police où un agent désagréable me refoule, la mairie où un vieux essaie de faire le maton, le marché où on peut voir les anciens emmitouflés dans leur burnous et la tête enrubannée de keffieh sans âge et décolorés. Que des fruits de saison, les oranges, quelques pommes sans beauté et chères, des céleris et pommes de terre, quelques tomates et des concombres. Des escargots qui suintent dans leur carriole et de la viande de mouton à l’air libre.
Je m’enferme dans une sieste tumultueuse où je fulmine de ne pas passer suffisamment de temps avec toi et nous partons précipitamment pour aller au restaurant à Sousse.
Je n’ai jusqu’à présent pas trouvé un seul robinet avec une pression d’eau acceptable.

Au vingtième-quatrième jour…
Ô Allah, je ne Te demande, en ce mois-ci, que ce qui Te contenterait; je me protège auprès de Toi contre ce qui Te déplaîrait et je Te demande de m’y faire réussir à T’obéir et à ne pas Te désobéir, Ô Toi qui es si Généreux envers tous les solliciteurs.
اليوم الرّابع والعشرين: اَللّـهُمَّ اِنّي اَسْأَلُكَ فيهِ ما يُرْضيكَ، وَاَعُوذُبِكَ مِمّا يُؤْذيكَ، وَاَسْأَلُكَ التَّوْفيقَ فيهِ لاَِنْ اُطيعَكَ وَلا اَعْصيْكَ، يا جَوادَ السّائِلينَ.
25ème jour
C’est aujourd’hui l’anniversaire de mon grand-père qui aurait eu 99 ans.
Le ciel est gris et de la pluie est prévue cet après-midi.
Je suis réveillé depuis 9h00 ce matin et je n’ai pas réussi à me rendormir. Il est à présent 12h30 et je sors enfin de la chambre.
Il va falloir que je réfléchisse un tant soit peu à ce mois qui va s’achever le 30 et sur lequel je n’ai finalement aucune prise, pas plus qu’il n’a de prise sur moi.
Hier, j’ai trouvé une surprise dans la trousse de toilette…
Aujourd’hui je vois que la Turquie est encore sous le feu des projecteurs avec l’arrestation du maire d’Istanbul.
En Tunisie, j’ai l’impression que certains regrettent sans trop le dire l’avant 14 janvier 2011, qui a signé le début des printemps arabes et la chute de Ben Ali. Je comprends un peu mieux maintenant l’état du pays et ce que peuvent ressentir certains qui ont beaucoup perdu. Mais il ne faut pas s’impatienter, la relève est assurée.
Étrange pays où l’on tire un coup de canon devant la mairie et la mosquée pour la rupture du jeune, où tout le monde fume dans les restaurants et les cafés et où les femmes portent des rouge à lèvres très rouges. On peut se demander pourquoi une telle outrance dans un pays qui par ailleurs semble vivre calfeutré derrière ses persiennes, où le silence est un art de vivre, la discrétion une vertu.
Je n’ai vraiment pas aimé cette journée. Tu étais loin de moi. Je te veux pour moi tout entier.
Je me retrouve à l’intérieur de la mosquée, encore ouverte à 2h30 du matin, après avoir aidé un jeune type à porter des bouteilles d’eau, avant d’aller commander un sandwich juste en face et de jouer au rami jusqu’à 4h00 du matin.

Au vingtième-cinquième jour…
Ô Allah, fais-moi amoureux, en ce mois, de Tes serviteurs pieux et ennemi de Tes ennemis. Amène-moi, en ce mois, à suivre les pas du Sceau de Tes Prophètes, Ô “Immunisateur ” des coeurs des Prophètes.
اليوم الخامس والعشرين: اَللّـهُمَّ اجْعَلْني فيهِ مُحِبَّاً لاَِوْلِيائِكَ، وَمُعادِياً لاَِعْدائِكَ، مُسْتَنّاً بِسُنَّةِ خاتَمِ اَنْبِيائِكَ، يا عاصِمَ قُلُوبِ النَّبِيّينَ.
26ème jour
Un ciel de désert ce matin, the sheltering sky…
Seul sur le balcon, seul dans la maison, je me plonge dans les 7 piliers de la sagesse de Lawrence. Un goût de revenez‑y, des années après avoir tenté de le lire en entier. Je n’ai rien d’autre à faire qu’attendre.
Nous prenons tardivement la route pour Zaghouan qui n’est qu’à 1h30 de route, et avant de partir nous faisons le plein de mazout, du khobz tabouna, ce pain rond et plat qu’on fait cuire dans des fours circulaires et des fraises énormes.
Il fait beau et le vent est un peu frais.
Tu ne jeûnes plus et moi si, tu me dis que ça va me donner plus de foi et de patience. Je ne suis pas certain. De toute façon il ne reste plus qu’une heure et demi. Mais j’ai faim et soif surtout.
Je te regarde conduire, un peu excédée, un peu énervée, mais tu n’en es que plus belle.
Sur la route, on aperçoit des cigognes qui ont fait leur nid sur les pylônes électriques, des carrières de ciment qui rongent la montagne, des villages très pauvres, Sidi Bou Ali, Enfidha, Takrouna et enfin Zriba, des montagnes d’ocre rouge, dans une lumière terrible de fin du monde.
Lorsque nous arrivons enfin à Zaghouan après la rupture du jeûne, on ne trouve qu’un seul restaurant ouvert sur la route de Tunis, où nous mangeons des grillades avec une slata mechouia divine, avec un Fanta en bouteille de verre. Comme souvent ces derniers jours, je mange trop et de tout, en dépit du bon sens. Ce jeûne dérègle toutes mes envies, ma rationalité, la mesure. J’empiffre, je bâfre, je fais n’importe quoi. Et je grossis.
Nous sommes venus ici pour assister à l’Azzouzia, une procession, plein de jeunes dans la ville jusqu’au mausolée du patron de la ville, Sidi Ali Azouz, et une fête colossale avec le Hadhra qui met le feu au quartier jusqu’à minuit.
Je te retrouve à la grotte, je ne sais pas comment ni pourquoi, mais nous ne sommes que tous les deux, et nous buvons un café turc et nous jouons au rami dans une atmosphère bruyante et enfumée. Ces moments doux avec toi sont précieux, d’autant qu’ils sont rares ces derniers temps. Je me laisse complètement porter par tes désirs, par ce que tu as envie de faire. Pour l’instant, tout me convient. Pour l’instant, ça m’évite de réfléchir, moi qui pense tout le temps trop.
Nous dormons chez une vieille amie de ta mère, un peu sourde, souriant et très gentille, qui se lève à 2h30 pour aller à la mosquée… Qui se lève à 2h30 sans y être obligé, surtout pour aller prier à la mosquée ? Nous mangeons en tête à tête et en pyjama du sorgho dans la cuisine impeccable, dans laquelle il y a un trou béant donnant sur le dehors.

Au vingtième-sixième jour…
Ô Allah, fais que mes efforts soient, en ce mois, récompensés, mon péché absous, et mes actes de piété acceptés et mon défaut couvert, Ô le plus Entendant des entendants.
اليوم السّادس والعشرين: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ سَعْيي فيهِ مَشْكُوراً، وَذَنْبي فيهِ مَغْفُوراً وَعَمَلي فيهِ مَقْبُولاً، وَعَيْبي فيهِ مَسْتُوراً، يا اَسْمَعَ السّامِعينَ.
27ème jour
Nous nous réveillons à 10h00 et je peux voir à travers les rideaux un peu de la lumière du soleil qui se trouve brusquement voilé par une masse blanche de nuages accrochés à la montagne. Il pleut quand nous sortons de la maison après des adieux succincts.
A la sortie de la maison, nous passons par les petites rues de la médina, dans laquelle se trouve le mausolée de Sidi Ali Azouz, qui reste porte close. Il n’y a pas grand-chose à voir à part une tombe croupissant sous une coupole qui porte un lustre en argent. La pièce est sombre, on n’y voit pas les céramiques.
Je fais un détour par le temple des eaux de Zaghouan, une construction monumentale en piètre état qui témoigne tout de même de la présence des Romains de l’époque d’Hadrien. Ce temple dédié à Neptune marquait le point de démarrage de la captation d’eau qui se déversait jusqu’à Carthage par un réseau d’aqueducs et de conduites souterraines sur 132 kilomètres. Comme par hasard, il pleut. Le temple des eaux sous la pluie. Cet épisode me vaudra de tomber malade pour les quinze jours suivants…
Avant de partir de Zaghouan, nous attendons sur le bas côté de la route un taxi qui nous donne trois boîtes de kaak warta (كعك ورقة), ces délicieuses pâtisseries rondes, à l’amande et délicatement parfumées. Décidément, tout ce qui se passe dans ce pays et dans cette vie m’échappe complètement.
Nous roulons sur les routes cahoteuses du retour, sous une pluie fine qui rend la route glissante et peu fiable, on n’y voit pas les nids de poule que je me prends à trois reprises en rattrapant la voiture juste avant qu’on ne finisse dans le ravin.
Je m’endors difficilement après quelques longues parties de rami un tantinet ennuyeuses. J’ai dû attraper froid hier soir à l’azouzia, ma gorge commence à me gratter.

Au vingtième-septième jour…
Ô Allah, accorde-moi, en ce mois, la Grâce de la Nuit du Destin; transformes‑y mes difficultés en facilité et aisance, acceptes‑y mes excuses, enraies‑y mon péché et ma faute, Ô Toi Qui es tout Compatissant envers Ses bons serviteurs.
اليوم السّابع والعشرين: اَللّـهُمَّ ارْزُقْني فيهِ فَضْلَ لَيْلَةِ الْقَدْرِ، وَصَيِّرْ اُمُوري فيهِ مِنَ الْعُسْرِ اِلَى الْيُسْرِ، وَاقْبَلْ مَعاذيري، وَحُطَّ عَنّيِ الذَّنْبَ وَالْوِزْرَ، يا رَؤوفاً بِعِبادِهِ الصّالِحينَ.
28ème jour
Le réveil est difficile ce matin, j’ai peu dormi et j’ai la gorge en feu. Évidemment il est impossible de prendre un médicament ou ne serait-ce que boire un café ou un thé chaud. Ce serait vécu comme une trahison. Alors je continue de souffrir en me rendormant pendant que toi tu es encore absente.
Oui, c’est peut-être ça… je crois que je ne suis pas à l’aise sur tout, parce qu’il y a des choses sur lesquelles je n’ai pas de contrôle. Comment fait-on avec ce qu’on ne peut pas contrôler ?
Nous nous traînons dans la médina de Sousse comme des zombies pour acheter des pâtisseries chez Zaânouni et nous visitons l’ancienne mosquée après avoir fait un peu de gringue au gardien qui nous laisse entrer. Il tente vainement de me faire réciter la shahada (ٱلشَّهَادَة) mais je me prends les pieds dans le tapis plusieurs fois de suite en transpirant devant cette infamie… Il finit par laisser tomber et nous ouvre la porte…
Nous passons une soirée magique à Elgrotte, où 4 types qui pourraient être frères tant ils sont identiques animent la soirée musicale ; pantalons et chemises noires, lunettes à montures épaisses sombres, et barbes soigneusement taillées. Les plats sont à peine terminés qu’on nous enlève nos assiettes, tout a l’air millimétré.
Ce soir, nous avons souhaité ton anniversaire avec un jour d’avance et tu as soufflé tes bougies chez Lilia où nous finissons la soirée en jouant encore une fois au rami…

Au vingtième-huitième jour…
Ô Allah, accorde-moi, en ce mois, la chance d’accomplir les actes surérogatoires, favorise-m’y par l’abrègement de mes moyens vers Ton obéissance, rapproches‑y mon chemin vers Toi, Ô Toi Qui n’es jamais rendu indisponible par l’insistance des solliciteurs.
اليوم الثّامن والعشرين: اَللّـهُمَّ وَفِّرْ حَظّي فيهِ مِنَ النَّوافِلِ، وَاَكْرِمْني فيهِ بِاِحْضارِ الْمَسائِلِ، وَقَرِّبْ فيهِ وَسيلَتى اِلَيْكَ مِنْ بَيْنِ الْوَسائِلِ، يا مَنْ لا يَشْغَلُهُ اِلْحـاحُ الْمُلِحّينَ.
29ème jour
C’est aujourd’hui ton anniversaire. Je te le souhaite dès la première heure alors que nous partons pour Sousse, acheter des assiettes puis au mall pour ton cadeau d’anniversaire.
Et enfin nous partons pour Kairouan pour acheter les makrouts à deux endroits différents. D’abord dans une rue sans charme où attendent des dizaines de personnes devant une enseigne banale. C’est ici qu’on vend les meilleurs makroudh (المقروض) de Kairouan, capitale de cette pâtisserie faite de dattes et de semoule. Mon corps ne remercie personne de cette invention… Nous nous rendons ensuite sur un carrefour pour acheter ceux aux amandes, où tu interpelles une dame saugrenue pour lui demander le chemin. Elle te répond qu’il ne faut pas laisser la voiture ici sinon on va se la faire voler, avant de s’évaporer dans la circulation.
Mais avant ça, nous arrivons à nous faire embarquer dans une entourloupe au tapis au pied de la grande mosquée que nous voulions visiter avant de repartir. Un rabatteur nous a repéré avant même que nous garions la voiture sur le parking à côté du cimetière et nous a accompagné à ce qu’il a appelé une coopérative de fileuses de tapis. A l’intérieur nous attendait un vieux type avec la gueule en travers, vêtu d’un pardessus en laine mité et chaussé de charentaises. Impossible de se sortir des griffes de cette bande d’escrocs en bande organisée autrement qu’en étant le plus passif et silencieux possible.
Quand nous rentrons, nous apprenons que le mufti a décidé que ramadan ne se terminerait que le lendemain, contrairement aux pays du Golfe et à la France… Que fait-on lorsque le ramadan se termine le 30 mars en Tunisie et le 29 en France ? On décolle en jeûnant et on atterrit en déjeunant ?
Et en plus c’est cette nuit qu’on change d’heure…
J’ai l’impression que mon calvaire ne veut pas s’arrêter… Je n’en peux plus…
Mais pour l’heure, il faut faire la valise et ce n’est pas une mince affaire, nous devons faire une croix sur quelques petites choses. Nous les laisserons ici, avec le souvenir de cette première escapade dans ton pays, dans ta famille, dans ton monde qui parfois ne semble plus vraiment t’appartenir.
Tu n’es plus vraiment d’ici, pas encore complètement de là-bas…
Nous ne dormirons pas plus de trois heures avant de prendre l’avion…

Au vingtième-neuvième jour…
Ô Allah, couvre-moi, en ce mois, de Ta Miséricorde, pourois-moi, en ce mois, de succès (dans mes actes d’obéissance) et d’astinence, purifie mon coeur des ténèbres de la suspicion, Ô Toi Qui es si clément envers Tes serviteurs pieux.
اليوم التّاسع والعشرين: اَللّـهُمَّ غَشِّني فيهِ بِالرَّحْمَةِ، وَارْزُقْني فيهِ التَّوْفيقَ وَالْعِصْمَةَ، وَطَهِّرْ قَلْبي مِنْ غَياهِبِ التُّهْمَةِ، يا رَحيماً بِعِبادِهِ الْمُؤْمِنينَ.
30ème jour
Pas de café en arrivant à l’aéroport puisqu’on jeûne encore. L’Aïd est demain ici.
Tu es belle, même fatiguée. On a dormi que trois heures. Nous sommes tous les deux éreintés.
Il est temps pour moi de dormir un peu dans l’avion, mais bien évidemment, je n’y arrive pas, même en me forçant. J’ai mal au cul.
Le vol est très perturbé mais l’atterrissage très doux pour un aussi petit avion.
Je m’endors dès nous arrivons chez nous, abruti par la douleur de mes oreilles qui ne sont pas débouchées à la descente de l’avion.
Le ramadan finit aujourd’hui en Tunisie mais pas en France puisque c’était hier. Donc, je pars de Tunisie en restant calé sur le calendrier mais j’arrive en France et je dois continuer une journée de plus, en sachant qu’avec le décalage je prends quasiment deux heures en plus…
Je suis au plus bas, en sachant qu’il faudrait absolument que je prenne un doliprane.
Je vais mourir…
J’ai envie que le soleil se couche et de passer à autre chose.
Voilà, ce soir c’est la fin du ramadan. Demain c’est l’Aïd, c’est une nouvelle dimension et le retour au travail, la fin des vacances.
Et donc une nouvelle aventure.

Au trentième jour…
Ô Allah, fais que mon jeûne soit l’expression de mes remerciements et de mon acceptation de tout ce qui te contente et contente le Prophète, aussi bien concernant les les Fondements de la Religion que ses Branches, par l’amour, de notre Maître Mohammad et de sa Famille pure, et louanges à Allah, Seigneur des mondes.
اليوم الثّلاثين: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ صِيامى فيهِ بِالشُّكْرِ وَالْقَبُولِ عَلى ما تَرْضاهُ وَيَرْضاهُ الرَّسُولُ، مُحْكَمَةً فُرُوعُهُ بِالاُْصُولِ، بِحَقِّ سَيِّدِنا مُحَمَّد وَآلِهِ الطّاهِرينَ، وَالْحَمْدُ للهِ رَبِّ الْعالَمينَ.
Pour finir…
Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais c’est arrivé et surtout c’est terminé. J’ai vécu ce mois un peu dans la douleur, je crois, pour plusieurs raisons. La privation en tout, que je n’ai pas vécue comme un bienfait, mais comme une contrainte, mais aussi ces petits instants de solitude inappropriée. C’était contraignant pour moi qui suis épris de liberté. C’est assez paradoxal, mais on n’est plus à une contradiction près…
Et surtout, j’ai beaucoup de mal à admettre ce silence pesant sur ce qui ne doit pas être dit, et sur ce qui, au contraire, doit être su de tous.
Nous, nous ne nommons pas les choses. Nous fermons les yeux, nous nous livrons aux plaisirs du silence, et manifestons notre joie une fois satisfaits, voilà tout. […] La pudeur nous étouffe. Il y a des choses qui ne se disent pas, qui ne se montrent pas, dont on ne parle pas.
Tahar Ben Jelloun, Les amants de Casablanca
La vie reprend son cours, même si le cours normal des choses a eu du mal à se remettre en place. Ce n’était qu’une parenthèse un peu hors du temps, une somnolence éveillée.
Ces trente jours passés, dont une quinzaine en Tunisie, au cœur de ta vie, ont été doux, même si je ne me sentais pas toujours à ma place, que j’avais parfois du mal à comprendre ce qui se passait autour de moi et que j’avais du mal à prendre toute la mesure de ce qui me dépassait.
J’ai tout de même senti le souffle, je me suis laissé emporter par l’inconnu, j’ai vu de me yeux ce contraste saisissant entre l’ombre et la lumière, j’ai entendu l’écart entre les mots et les silences, entre la beauté et la tristesse. Les interstices sont les plus mystérieux, ils laissent la place au doute, à l’émerveillement et à l’enthousiasme.
A la fin, il ne reste que la lumière des jours passés et des jours à venir…
Et puis voilà, il est plus sain de vivre avec ceux qui ne vous connaissent pas qu’avec ceux qui ne vous reconnaissent plus.
Boualem Sansal, Rue Darwin
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